L’audiovisuel au Vietnam : qui tient la caméra ?
- Nathan Laurent

 - May 4
 - 4 min read
 
Par Nathan Laurent
La halle du multiplex CGV Xuân Thủy, au nord de Hanoï, sent le popcorn brûlé malgré la
climatisation poussée au maximum ; pourtant la foule sue d’excitation. Les compteurs affichent un chiffre exubérant 551 milliards de dồng. C’est la recette de Mai, la comédie romantique de Trấn Thành, qui dépasse à elle seule les 30 millions de dollars et pulvérise tous les records locaux. Alors que les plus jeunes immortalisent l’instant sur TikTok, la speakerine remercie CJ ENM, coproducteur sud-coréen.

Ce soir-là, la société Box Office Vietnam publie son bilan de près de 4,7 milliars de đồng (soit $185 M) dépensés dans les salles en 2024. C’est du jamais-vu dans un pays où le salaire moyen frôle encore les $350 par mois. Et, surprise, plus de la moitié de ce magot provient de productions nationales : Mai donc, mais aussi Face Off 7 : One Wish, autre succès millionnaire de Lý Hải, financé pour 40 % à Busan et tourné façon road-movie côtier.
Difficile pourtant de parler d’autonomie quand la billetterie passe d’abord par Séoul. Selon une étude Q&Me, CGV contrôle 45 % des écrans vietnamiens et Lotte, 26 %. Les deux chaînes appartiennent à des conglomérats sud-coréens qui, via leurs filiales de production, cosignent la majorité des blockbusters. CJ CGV publie même des profits record sur la place de Hô Chi Minh-Ville : $18 M l’an dernier, en hausse de 89 %.
Face à cette emprise, les plate-formes OTT locales jouent la carte « fait maison ». DatVietVAC aligne son logo vert partout alors que VieON revendique 52 millions d’appareils actifs et fabrique ses propres fictions (notamment Em Là Ai? ou le Masked Singer Vietnam, dont le hashtag dépasse un milliard de vues). Ainsi, ces acteurs font la promesse d’histoires 100 % vietnamiennes, servies en bêta-lecture au public avant même la diffusion linéaire.
Sur le même créneau, FPT Play avance ses chiffres plus timidement, arborant 27 millions d’abonnés potentiels, selon un dossier de candidature aux Tech Awards. Ils ont fait le pari du sport et des formats courts. L’appli diffuse les compétitions de foot de l’AFC et injecte $35 000 par épisode dans la sitcom Block B. Sa pénétration, autour de 29 % des internautes, la place au coude-à-coude avec Netflix.
Même l’ancien satellite de Canal Plus, K+, se découvre une âme de producteur. Il finance la série Đi Về Phía Lửa de Trần Thanh Huy et réserve ses fictions « K+ Original » au prime time. La chaîne, longtemps cantonnée au football européen, investit maintenant dans des fictions domestiques avec un réel désir de changer les moeurs des audiences. Mélanges de genres, oeuvres léchées, participation des talents du cinéma... K+, dirigé par Hoang Thanh Huyen, affiche des ambitions fortes quant au développement d’une identité télévisuelle vietnamienne forte de propositions.
Cette montée en confiance n’est pas simplement du à la fierté national, mais aussi à un léger coup de pouce réglementaire. Le décret 71/2022 impose désormais aux plateformes étrangères de demander la même licence que les vietnamiennes. Il légalise leur présence, mais leur confie aussi la traduction intégrale et la responsabilité éditoriale. Ainsi, plus besoin de visa pour chaque film importé. Mais la censure post-diffusion reste possible avec des amendes ou retrait express en cas de dérapage.
En parallèle, une nouvelle loi sur le cinéma entre en vigueur en mai 2023. Finie l’approbation ligne par ligne et place à une classification à six niveaux, de P à C, que les distributeurs appliquent eux-mêmes. La pression se déplace et un producteur qui décide de garder une scène de violence prend toujours des risques mais il peut, théoriquement, aborder des sujets plus crus qu’hier.
C’est dans cette brèche que s’engouffre Netflix : le 26 janvier 2025, la plate-forme sort
Devil’s Diner, mini-série d’horreur signée Hàm Trần, visible dans 190 pays. Tournage à Đà Lạt, mixage à Séoul, étalonnage à Singapour. Une fabrication globale pour un récit — celui d’un restaurant qui sert des souhaits contre des morceaux d’âme — résolument local. En quarante-huit heures, la série grimpe top 1 au Vietnam et se faufile dans le top 10 Thaïlande. Aujourd’hui, Netflix continue cet effort en mettant en place des partenariats de diffusion avec d’autres acteurs vietnamiens, notamment K+ avec leur fiction d’horreur folklorique Hellbound Village.
L’ironie veut que chacune de ces réussites soit adossée à un bailleur étranger. CJ ENM avance le cash, CGV projette, Canal Plus distribue, Netflix exporte. Les Vietnamiens, eux, livrent la matière première : la grand-mère au fort accent du delta, le rappeur de Biên Hòa, la peur ancestrale des esprits affamés. Cette division du travail rappelle la Corée des années 1990 ; sauf qu’ici, l’État garde la main sur la morale du récit.
L’équation économique reste serrée. Un abonnement VieON premium coûte 49 000 đồng par mois (moins de 2€). Pour amortir un drame familial tourné en 8K, la plate-forme calcule qu’il faut convertir au moins 10 % de ses usagers gratuits. Dans l’ombre, le merchandising et les placements produits bouchent les trous : Mai se finance aussi en vendant des boîtes de nouilles instantanées brandées « cœur brisé », une référence aux personnages désenchantés de son récit.
La liberté gagnée n’est donc jamais totale. Le documentaire Le Silence des rizières, portrait d’une agricultrice transgenre, reste bloqué en salle d’attente vingt-quatre mois après sa sélection à Busan. Officiellement, on réévalue la scène d’accouchement d’un buffle. Officieusement, le sujet est trop risqué pour un visa T18 car il bouscule le triptyque famille-patrie-amour. Le réalisateur a bouclé le mixage à Paris et cherche un deal sur Galaxy Play.
Reste que le vent tourne. En dix ans, le Vietnam est passé du rôle de marché captif où l’on avalait les feuilletons coréens en VOST, à celui d’exportateur d’histoires. La génération post-iPhone, née après les réformes Đổi Mới, veut se voir à l’écran sans passer par les filtres de Séoul ou d’Hollywood. Les investisseurs l’ont compris : pour conquérir les 100 millions de citoyens vietnamiens, mieux vaut leur raconter en vietnamien.
Les acteurs du cinéma vietnamien mènent aujourd’hui une véritable bataille pour l’indépendance créative. Comment reprendre la main sur le récit sans cracher sur l’argent des voisins ? Le cinéma vietnamien n’est pas encore souverain, mais il choisit enfin de parler de ses propres histoires de fantômes.





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